POINT DE VUE

Chemsex : « les patients modifient leurs pratiques quand on s'en occupe et qu'on leur fournit un soin adapté »

Marine Cygler

Auteurs et déclarations

18 juillet 2022

France – Différentes études internationales ont des résultats convergents sur le Chemsex : c'est une pratique qui concerne de 20 % à 30 % des hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes et surtout qui se développe. Dans le service des maladies infectieuses de l'hôpital Saint-Louis (Paris), où le nombre de patients pratiquant le Chemsex est estimé à 1000, des consultations dédiées ont vu le jour à l'automne 2019. Lors du Congrès international d'addictologie de l'Albratros qui s’est déroulé à Paris en juin dernier, le Dr Alexandre Aslan (médecin sexologue, psychothérapeute-psychanalyste) qui y travaille a présenté les résultats d'une étude menée auprès des Chemsexeurs qui fréquentent ces consultations[1]. Ce travail permet de mieux appréhender le phénomène.

Il a accepté de répondre aux questions de Medscape édition française pour expliquer cette problématique liant le sexe, la prise de drogues et le téléphone et qui est encore trop peu connue des médecins.

Medscape : Qu'est-ce que c'est exactement, le Chemsex ?

Dr Alexandre Aslan : Intuitivement, on pourrait penser qu'il s'agit de la consommation de molécules pour avoir du sexe. Ce n'est pas vraiment cela. Dans la définition telle qu'elle a été publiée dans la littérature scientifique, c'est une pratique décrite chez des hommes ayant une sexualité avec des hommes (HSH) qui prennent certains produits très spécifiques dans le cadre de leur sexualité pour augmenter la durée, la qualité ou l’intensité de l’expérience mais aussi pour « gérer » les questions autour de l'intimité, de la performance et de l'appréhension des IST. Les produits sont principalement un cocktail de trois molécules comprenant le GHB, les cathinones et le crystal métamphétamine. Dans le Chemsex, le smartphone via les applications de rencontre, c'est-à-dire les applis géolocalisées qui permettent de trouver instantanément des partenaires, joue également un rôle central.

 
Les produits sont principalement un cocktail de trois molécules comprenant le GHB, les cathinones et le crystal métamphétamine.
 

En quoi la rencontre via les applis influence-t-elle la relation sexuelle et la prise de produits ?

Dr Aslan : La rencontre sexuelle étant médiée par les applis, c'est souvent un engagement à avoir une relation sexuelle avant même la rencontre réelle. Je m'explique : ce n'est pas une rencontre ou une personne qui va susciter l’envie de sexualité, c'est plutôt à l'intérieur de la personne la « pulsion » sexuelle qui va pousser à la consommation sexuelle. Or, se retrouver à s'engager à avoir un rapport sexuel avec quelqu'un qu'on ne connaît pas, à qui l’on n’a pas encore parlé ou pas rencontré physiquement, dans un environnement où on va potentiellement rencontrer plusieurs personnes et où les moments sexuels sont très marqués par les scripts de performance liés à la pornographie, pousse à prendre des produits pour « lâcher prise » et arriver à se conformer aux exigences de ce moment. Pour être performants et ne pas être trop inhibés, les consommateurs ont trouvé dans ce cocktail de produits quelque chose d'assez détonant qui véhicule un très grand pouvoir d'excitation voire qui engendre de nouvelles pratiques sexuelles.

Peut-on parler de sexualité augmentée ?

Dr Aslan : Pour le sexologue que je suis, il s'agit d'une sexualité très particulière. Les consommateurs ont l'impression d'une sexualité très riche avec des expériences incroyables et une plus grande connexion avec le partenaire. En fait, c'est une sexualité où les principes même de la physiologie sexuelle – c'est-à-dire un désir suivi de l’excitation, d’un plateau sexuel puis d’un orgasme – sont abolis par la prise de ces produits. Petit à petit, le partenaire sexuel ne va plus exister dans la scène sexuelle au profit d'une succession de partenaires dont la seule vertu est d'entretenir le feu de l’excitation, également renforcée par les produits consommés. Il s’agit « de sexe » sous produit plutôt que d’une rencontre sexualité liée au désir.

Quels sont les impacts sur la santé ?

Dr Aslan : Cette pratique entraîne de nombreuses complications dont des IST, mais aussi des lésions physiques car ce sont des scènes qui peuvent durer de 24 à plus de 48 heures. Il y aussi des complications psychiques puisque les molécules peuvent entraîner des dépressions, des attaques paranoïaques, des mutilations ou encore des décompensations de psychose. Et puis, il faut souligner que la sexualité, qui est le prétexte au début, est ensuite cannibalisée par la prise de produits : les gens ne pourront plus dissocier la rencontre sexuelle de la prise de produits, puis, en quelques années, il n'y a plus de rencontre sexuelle mais seulement la prise de produits. Aux Etats-Unis, entre 2021 et 2021, les décès par héroïne et par opioïdes prescrits ont diminué. En revanche, depuis 2020, les intoxications qui explosent sont celles dues au fentanyl, aux opioïdes non prescris et aux stimulants – cocaïne et méthamphétamine, qui peuvent rentrer dans les pratiques notamment via le terrain semblant « ludique » de la sexualité.

 
Cette pratique entraîne de nombreuses complications dont des IST, mais aussi des lésions physiques car ce sont des scènes qui peuvent durer de 24 à plus de 48 heures. Il y aussi des complications psychiques.
 

Comment s'explique le passage d'une pratique sous contrôle à une addiction totale aux produits ?

Dr Aslan : Vous avez toujours des gens qui arrivent à garder cette pratique sous contrôle. Mais les molécules consommées sont très addictogènes et poussent à prendre toujours plus de produits. Il y a une boucle : la relation sexuelle excitante en tant que telle, à laquelle vous rajoutez des produits qui font secréter encore davantage de dopamine, et vous avez des écrans de téléphone avec des images excitatoires de type pornographique en permanence. Chez tous les patients que l'on voit, on met en évidence une trajectoire qui ressemble à celle de toutes les drogues. Quand ils sont au début, c'est-à-dire la première année, après une première expérience qu'ils qualifient de détonante, ils peuvent ne pas y retourner tout de suite puis ils y reviennent. Ils se rendent compte que ce n'est peut-être pas aussi merveilleux que la première fois, mais ils vont réessayer. Pendant cette phase de nouveauté, il y a une stratégie d'adaptation pour retrouver la sensation qu'ils ont eu la première fois. Au bout d'un ou deux ans, il y a une désillusion et un recentrage de toutes les activités autour de la consommation des produits. D'après une enquête réalisée dans notre service hospitalier sur plus de 100 personnes que l'on a pu interroger de façon détaillée, les gens perçoivent les conséquences négatives du Chemsex sur leur travail (60%), sur leur vie sexuelle et intime (55%) et sur leurs relations amicales ou familiales (63%). Cela signifie dire que les personnes sont bien conscientes des effets négatifs de la pratique sur des domaines très importants de leur vie. Mais même s'ils perçoivent tout cela, même s'ils sont décidés à avoir un certain nombre de rapports sans produit, ces molécules sont si puissantes en termes de sécrétion de dopamine que cela peut balayer tout leur pouvoir de décision ou leur résolution, et ils vont être pratiquement « obligés » de consommer. C'est ce qui s’appelle le craving.

 
Vous avez des écrans de téléphone avec des images excitatoires de type pornographique en permanence.
 

Comment identifiez-vous les consommateurs de Chemsex dans votre service de maladies infectieuses ?

Dr Aslan : On pose systématiquement quelques questions à tous les patients reçus dans le service : utilisez-vous des produits pour avoir une relation sexuelle ? Quel est le produit que vous préférez ?  Comment vous l'administrez-vous ? Est-ce que vous passez un bon moment ? L'expérience est-elle bonne pour vous ? Etes-vous ok avec votre niveau de consommation de produit ? On leur demande aussi quand a eu lieu le dernier rapport sexuel sans aucune drogue associée. C'est une question très importante car si on identifie quelqu'un ayant une dizaine de partenaires par mois et qui n'a pas eu de rapport sans produit depuis plus d'un mois, on essaye de faire émerger l'idée que ce serait pas mal d'en parler.

Les médecins doivent-ils s'inquiéter de la consommation de Chemsex auprès de leurs jeunes patients ?

Dr Aslan : Oui mais il faut faire très attention. Souvent, nous pouvons avoir tendance à croire que, d’après nos représentations personnelles voire de notre ouverture d’esprit, nous sommes aptes à parler de sexualité au bon niveau avec nos patients. Or, comme pour tous les domaines en médecine, il faut nous former à l’abord de la santé sexuelle, parfois des dégâts peuvent être commis même avec de la bonne volonté. Les représentations qu'on a de notre propre sexualité n'aident pas forcément à s'occuper de la sexualité des gens, singulièrement quand ils ont une sexualité différente. Si on s’intéresse à la question, il faut être formé à toutes les réponses que cela peut susciter. Il y a des formations en ligne : sur le site https://www.formaprep.org destiné aux médecins pour aider au passage de la PrEP en ville, il y a un module sur la santé sexuelle et le Chemsex. C'est au moins une base pour commencer. Pour que les médecins sachent quelles questions ils peuvent poser et quand adresser à un spécialiste comme par exemple à un sexologue formé à ces questions spécifiques.

 
Les représentations qu'on a de notre propre sexualité n'aident pas forcément à s'occuper de la sexualité des gens.
 

Sur quoi se fonde la prise en charge ?

Dr Aslan : L'approche classique des addictologues peut ne pas être assez complète, de la même façon la seule approche sexologique peut trouver une limite également. C'est impossible de s'en sortir en pensant qu'une seule discipline peut avoir la solution. Il s'agit donc d'une prise en charge de santé sexuelle multidisciplinaire. Il faudrait un médecin psychiatre ou addictologue qui connaisse les produits et qui soit capable de dépister un terrain de comorbidités psychiatriques (psychoses, TDAH).

Il faut aussi un médecin sexologue pour prendre en charge les dysfonctions sexuelles. A Saint-Louis, 60 % des personnes consommatrices ont révélé que la consommation était liée à une problématique sexuelle identifiée avant les premières prises mais jamais adressée à un professionnel de santé. Cela veut quand même dire que si ces patients avaient pu voir un sexologue qui aurait pris en soin le problème, le produit n'aurait peut-être pas pris toute cette place.

 
A Saint-Louis, 60 % des personnes consommatrices ont révélé que la consommation était liée à une problématique sexuelle identifiée avant les premières prises mais jamais adressée à un professionnel de santé.
 

Il faut aussi un praticien qui s'occupe de la réduction de risque, c'est-à-dire quelqu'un capable de les aider à parvenir à un niveau de consommation souhaité où le craving, le besoin de consommation immédiate, soit contrôlé.

En pratique, on peut parfois avoir, en plus, recours à des traitements médicaux pour gérer le craving ou les comorbidités médicales, une approche sexologique pour prendre en soin la dysfonction sexuelle voire réapprendre l'imaginaire sexuel ou érotique sans produits, et une approche addictologique ou psychothérapeutique, certains de nos patients ayant connus les abus sexuels dans l'enfance. Au final, le Chemsex est une porte d'entrée, le problème qui n’a l'air que sexuel mais qui recouvre des problématiques bien plus diffuses, pas uniquement sexuelles ou tant liées aux produits que cela.

Quels sont les résultats de cette prise en charge multidisciplinaire ?

Dr Aslan : Je dois finir par témoigner que les patients modifient ces pratiques quand on s'en occupe et qu'on leur fournit un soin adapté. Certains de nos patients, même très avancés en termes d'injection de produit (toutes les 30 min pendant 24 ou 48h avec des complications type thrombose, sepsis, abcès...), ont complètement arrêté après une thérapie de plusieurs mois. Ils mènent maintenant une vie qui leur convient mieux d’après leurs dires, donc nous devons nous organiser en tant que soignants pour nous en occuper.

 
Les patients modifient ces pratiques quand on s'en occupe et qu'on leur fournit un soin adapté.
 

 

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